CHAPITRE SEIZE

 

Il était cinq heures de l’après-midi au Club de la Presse et Qwilleran racontait son histoire pour la centième fois.

Durant toute la journée de lundi, le personnel du Daily Fluxion avait défilé dans son bureau pour entendre les détails de sa bouche.

Au bar du Club de la Presse, Odd Bunsen dit :

— J’aurais voulu être là avec mon matériel pour prendre un cliché de notre héros, tenant l’appareil téléphonique d’une main et son pantalon de l’autre !

— J’ai dû attacher Narx avec ma ceinture, expliqua Qwilleran. Il avait perdu connaissance, mais je craignais qu’il ne revînt à lui pendant que j’appelais la police. Je lui avais ligoté les poignets avec ma cravate – ma chère cravate écossaise – et je n’avais que ma ceinture sous la main pour lui attacher les chevilles.

— Comment saviez-vous que c’était Narx ?

— Quand j’ai vu ce visage carré et ces larges épaules, j’ai aussitôt reconnu ces portraits de robot. Les peintres, m’a-t-on dit, font toujours leur propre portrait, qu’ils représentent des enfants, des chats ou des voiliers, mais c’est surtout Koko qui m’a ouvert les yeux en lisant la signature de Scrano à l’envers.

— Quelle impression éprouve-t-on à être le Dr Watson d’un chat ? demanda Arch.

— Que signifie cette signature ? s’étonna Odd. Je ne suis pas au courant.

— Koko a déchiffré la signature sur le tableau, expliqua Qwilleran. Il l’a lue à l’envers, comme il le fait toujours.

— Oh ! naturellement, c’est une vieille coutume siamoise.

— C’est alors que j’ai compris que Scrano, le peintre des triangles, était également O. Narx, l’auteur des robots. La surface de la peinture offrait la même texture métallique et quelques minutes plus tard le robot en personne s’introduisait dans la pièce et marchait sur moi, un couteau à la main. Il m’aurait atteint si Koko n’était pas venu à la rescousse.

— On dirait que ce chat va se présenter pour recevoir la médaille du courage civique. Qu’a-t-il fait ?

— Il est devenu fou furieux et un siamois pris de panique fait autant de ravages qu’une meute de chats sauvages. On aurait dit qu’il y avait six chats dans la pièce et Narx a été aussi abasourdi que moi.

— Ainsi Scrano n’existe pas ? dit Arch.

— Non. Il n’y a pas de reclus italien se cachant dans les collines d’Ombrie, répondit Qwilleran, il y a seulement Oscar Narx qui fabriquait ces triangles que Mountclemens pouvait célébrer dans les colonnes du Fluxion et vendre à la galerie Lambreth.

— Il est curieux qu’il n’ait pas utilisé son propre nom, remarqua Odd Bunsen.

— Dans son dernier article, Mountclemens annonçait que Scrano ne pouvait plus peindre, répondit Arch.

— Je pense que Mountclemens avait l’intention d’éliminer Narx, dit Qwilleran. Il en savait peut-être trop. Je soupçonne notre critique de ne pas avoir pris l’avion de trois heures, le jour du meurtre de Lambreth. Il devait avoir un complice qui a utilisé le billet de voyage et pris la place de Mountclemens. Je parie que ce complice était Narx.

— Alors, Mountclemens aurait pris un autre avion, plus tard ?

— Ou bien, il serait allé à New York par la route, dans cette mystérieuse camionnette garée dans l’allée, près de la galerie. Zoé Lambreth a entendu son mari en parler au téléphone.

— Mountclemens était fou de prendre un complice, dit Odd, je l’ai toujours dit : si vous voulez commettre un meurtre, agissez seul !

— Il n’était pas si fou que cela, déclara Qwilleran, il avait certainement préparé un alibi, mais quelque chose n’a pas dû marcher.

Arch, qui avait écouté des fragments de l’histoire toute la journée, demanda :

— Pourquoi êtes-vous aussi certain que Mountclemens allait retrouver quelqu’un dans le patio avec l’intention de commettre un meurtre ?

— Pour trois raisons, répondit complaisamment Qwilleran, en s’exprimant avec autorité et en faisant de larges gestes : d’abord, un homme aussi orgueilleux que lui ne serait pas descendu rencontrer quelqu’un sans sa prothèse. Mais il n’allait pas attendre un invité, aussi n’en avait-il pas besoin. Ensuite, il n’avait pas pris sa torche électrique, bien que les marches fussent gelées et dangereuses, enfin je le soupçonne d’avoir emporté un couteau de cuisine. Il en manque un chez lui.

L’auditoire de Qwilleran était suspendu à ses lèvres.

— Apparemment, poursuivit-il, il n’a pas réussi à prendre Narx par surprise et faute de cela, il y avait de grandes chances pour que l’autre homme, plus jeune et plus robuste, l’emportât. Narx est un adversaire sans scrupules et il a deux mains.

— Comment savez-vous que Mountclemens est descendu pour rencontrer quelqu’un ?

— Il portait une veste d’intérieur. Pendant qu’il attendait Narx, Mountclemens avait probablement son pardessus sur les épaules ; il s’en est débarrassé, au moment d’entrer en action. Normalement, Narx aurait dû pousser la porte du patio, sans méfiance, permettant à Mountclemens de se tenir caché derrière, prêt à poignarder son visiteur dans le dos. Il aurait, alors, simplement déposé le corps dans l’allée et le meurtre aurait été imputé à un vagabond, ce qui n’aurait surpris personne, dans ce quartier.

— Si Narx est aussi redoutable que vous le prétendez, comment Monty pouvait-il espérer réussir avec une seule main ? s’enquit Arch.

— Encore une fois, par vanité. Mountclemens se comportait toujours avec superbe. Cela lui donnait une impression de puissance et je crois connaître la raison pour laquelle il a échoué. Ce n’est qu’une supposition, mais je pense qu’en ouvrant la porte, Narx a été alerté par le parfum de citronnelle que Mountclemens employait toujours et qui a trahi sa présence.

— C’est extravagant, soupira Odd, j’ai toujours dit que ce type était piqué.

— Narx s’en serait tiré s’il n’était revenu chercher ces tableaux, constata Arch. Eh ! Bruno, servez-nous deux autres martinis et un jus de tomate, disons même trois autres martinis, voici Lodge Kendall.

— Oubliez ce jus de tomate, dit Qwilleran, je vais m’en aller.

— J’arrive du Quartier Général de la police, annonça Kendall, et j’ai des nouvelles. Narx a tout avoué. C’est bien ce que Qwill supposait : Narx est l’auteur des tableaux signés Scrano. Chaque fois qu’il venait dans notre bonne ville, il campait dans l’appartement vacant de Mountclemens, mais il travaillait surtout à New York. Il apportait ses tableaux dans une camionnette et se faisait passer pour l’agent new-yorkais de Scrano.

— A-t-il parlé de l’avion de trois heures ?

— Oui, c’est bien lui qui a utilisé le billet de Mountclemens.

— Alors, il était au courant de tout ? insista Odd.

— Non, pas à ce moment-là. Voyez-vous, il arrivait tout juste en ville avec la camionnette et Mountclemens lui a demandé de repartir immédiatement pour New York par avion, pour rencontrer un acheteur de Montréal. Il a prétendu qu’il venait d’organiser le rendez-vous, par téléphone. Narx devait rencontrer le client à cinq heures. Il n’avait que le temps de sauter dans l’avion. Narx n’y a rien vu d’anormal, après tout, il était l’homme de paille de l’opération. Mountclemens lui a donc remis son propre billet d’avion et l’a conduit à l’aéroport pour prendre l’avion à sa place.

— Comment se fait-il que le nom de Mountclemens se soit trouvé sur la liste des passagers ?

— D’après Narx, on n’a pas eu le temps de contrôler le nom au moment du départ. On s’est seulement borné à poinçonner le billet. Mountclemens a raconté à Narx qu’il allait partir lui-même aussitôt avec la camionnette et qu’il s’arrêterait à Pittsburgh pour y passer la nuit, afin d’arriver à New York, le mercredi matin.

— Je devine ce qui n’a pas marché, dit Qwilleran.

— Cet acheteur de Montréal voulait toutes les toiles disponibles, expliqua Kendall, Narx a téléphoné à Earl Lambreth pour lui demander d’envoyer tout le stock qui restait.

— C’est la conversation que Zoé a entendue.

— Lambreth lui a répondu qu’il lui enverrait ces toiles avec la camionnette. Narx lui a dit que c’était impossible parce que Mountclemens était déjà en route pour Pittsburgh avec le véhicule. Mais Lambreth a insisté, en affirmant que la camionnette était encore garée dans l’allée, près de la galerie.

— Et Narx a eu des soupçons ?

— Pas avant d’apprendre le meurtre de Lambreth et de se rendre compte que Mountclemens lui avait menti. Alors, il a décidé de profiter de l’occasion. Il détestait Mountclemens depuis toujours, car il avait l’impression d’être un jouet, un véritable robot, entre les mains de l’autre. Il a exigé une part plus importante du gâteau.

— Narx était fou de penser qu’il pourrait faire chanter un vieux renard comme Monty, dit Odd.

— C’est ainsi que Mountclemens lui a tendu un piège et l’a attendu dans le patio, poursuivit Kendall, mais Narx a renversé la situation à son avantage.

— A-t-il dit pour quelle raison il était revenu ?

— Principalement pour enlever les toiles qui portaient sa propre signature. Il craignait que la police ne fît le rapprochement. Mais il a également pris quelques toiles de Scrano et il revenait en chercher d’autres lorsqu’il est tombé sur Qwill... et ce chat !

— Quelle valeur vont avoir les toiles de Scrano, maintenant que la supercherie est découverte ? demanda Arch. Nombre de spéculateurs vont prendre une jolie culotte !

— Eh bien, je vais vous avouer une bonne chose, dit Qwilleran, j’ai vu beaucoup de peintures au cours de ces dernières semaines et si j’en avais les moyens, je crois que j’achèterais un de ces tableaux avec des triangles gris et blanc de Scrano.

— Mon pauvre vieux, vous êtes fichu ! s’exclama Odd.

— J’ai oublié de vous confier le plus beau de l’histoire, dit Kendall. Narx a avoué que ces triangles étaient le résultat d’une collaboration. Il les dessinait sous les directives de Mountclemens.

— Quelle habile combinaison ! s’écria Qwilleran, avec admiration, Mountclemens avait perdu une main et ne pouvait plus peindre. Narx possédait une grande technique, mais il lui manquait l’imagination créative.

— Je parie que beaucoup de peintres sont hantés par des artistes fantômes, murmura Odd, pensif.

— Allons, Qwill, prenez un dernier jus de tomate, célébrons dignement cet heureux dénouement ! suggéra Arch.

— Non merci. Je dîne avec Zoé Lambreth et je dois passer à la maison pour changer de chemise.

— Avant que vous ne partiez, dit Odd, je devrais peut-être vous expliquer pourquoi je n’ai pas pris de photographies de votre femme soudeur.

— Ce n’est pas urgent.

— Je me suis présenté à l’École Penniman, mais elle n’y était pas. Elle est chez elle, une main dans le plâtre.

— Que lui est-il arrivé ?

— Vous vous souvenez de ce type qui s’est tué en tombant d’un échafaudage ? La Bolton a essayé de le retenir, mais il a glissé et elle a eu le poignet brisé. Elle sera de retour dans une semaine et j’irai prendre ces photographies.

— J’espère que vous les réussirez. Essayez de la flatter un peu.

Quand il arriva chez lui pour nourrir le chat, il trouva Koko étendu au milieu du tapis, occupé à faire sa toilette des grands jours.

— Tu te prépares pour aller dîner ? lui demanda Qwilleran.

La langue rose passait activement sur la patte brune avant de caresser les oreilles de velours sombre. Koko avait l’air d’un chat parfaitement ordinaire et ne ressemblait en rien à la créature surnaturelle qui lisait les pensées, savait ce qui allait arriver et pressentait ce qu’il ne pouvait ni voir, ni sentir.

— Tu mériterais de figurer à la une des journaux, lui dit Qwilleran.

« Le chat détective découvre la vérité sur un double meurtre.

« Tu avais raison sur toute la ligne et j’avais tort depuis le début. Personne n’a volé le poignard de Cellini au musée, Mountclemens n’a pas pris l’avion de trois heures. Butchy n’a commis aucun crime. Ciseau n’a pas été assassiné et Zoé n’a pas menti. »

Sans répondre, Koko se mit à se lécher activement l’épaule droite.

— Mais je n’ai toujours pas toutes les réponses. Pourquoi m’as-tu conduit à ce cabinet, chez Mountclemens ? Pour chercher Menthy-Mouse ou pour me faire découvrir le singe de Ghirotto ? Pourquoi as-tu attiré mon attention sur les couteaux, vendredi soir ? Voulais-tu me montrer qu’il en manquait un ou désirais-tu que je te découpe du filet de bœuf ? Et pourquoi, ensuite, as-tu tellement insisté pour descendre à la cuisine ? Savais-tu que Narx allait venir ? Pourquoi as-tu senti ce couteau à palette, avec une telle répugnance ? Parce qu’il avait une odeur de peinture ou prévoyais-tu ce qui allait arriver ?

Sans sourciller, Koko poursuivit sa toilette.

— Et enfin, quand Narx a marché sur moi, as-tu vraiment été pris de panique ? Étais-tu un chat affolé ou as-tu essayé de me sauver la vie ?

Ayant terminé ses soins de beauté, Koko jeta un regard lointain sur Qwilleran, comme si une réponse divine se formait dans sa petite tête brune. Puis il se coucha sur le dos en se tortillant, releva la tête en louchant et se gratta l’oreille avec sa patte de derrière, dans une expression extasiée de pur ravissement félin.